Le Chasseur
Il fallut exactement huit minutes et vingt secondes au Chasseur et à sa meute pour atteindre le dépotoir communautaire après que Sally eut salué le départ de la Muriel depuis le quai. Chacune de ces cinq cents secondes avait renforcé le sentiment d’angoisse qui broyait le cœur de la pauvre femme.
Qu’avait-elle fait ?
Si elle n’avait pas prononcé un mot en regagnant la taverne, quelque chose dans son attitude avait incité la plupart des clients à se dépêcher de vider leur chope et à avaler les dernières miettes de leur part de gâteau avant de se fondre dans la nuit. Bientôt, il ne resta plus que les cinq marchands du Nord qui dégustaient leur seconde tournée de Springo Spécial en conversant d’une voix monocorde aux accents plaintifs. Même le petit plongeur avait disparu.
La bouche sèche, les mains tremblantes, Sally luttait contre une envie pressante de prendre ses jambes à son cou. Du calme, ma fille, se répétait-elle. Un peu de cran, que diable. Tu n’auras qu’à nier en bloc. Le Chasseur n’a aucune raison de te soupçonner. Si tu fuis, il saura que tu as quelque chose à te reprocher et finira par te retrouver. Il retrouve toujours sa proie. Alors, reste assise et essaie de te détendre.
La petite aiguille de la grande horloge avançait inexorablement.
Tic-tac, tic-tac, tic-tac...
Quatre cent quatre-vingt-dix-huit... Quatre cent quatre-vingt-dix-neuf... Cinq cents.
Le faisceau puissant d’un projecteur balaya le sommet de la pile d’ordures.
Sally courut vers la fenêtre la plus proche, le cœur battant. A la lumière du projecteur, elle distingua un essaim de silhouettes sombres qui s’activaient. Le Chasseur était venu avec sa meute, comme l’avait prédit Marcia.
Sally redoubla d’attention, s’efforçant de comprendre ce qui se passait. La meute faisait cercle autour de la grille que Marcia avait scellée par un sort de verrouillage. Elle fut soulagée de constater qu’ils ne semblaient pas pressés. On eût dit qu’ils riaient et échangeaient des plaisanteries. Comme le vent lui apportait des bribes de conversation, Sally tendit l’oreille. Ce qu’elle entendit lui fit froid dans le dos.
— ... saletés de magiciens.
— ... faits comme des rats !
— ... bougez pas. On vient vous chercher. Ah ! ah !
Au bout d’un moment, les silhouettes commencèrent à s’agiter car la grille résistait à leurs tentatives pour l’arracher. Un peu à l’écart, un personnage solitaire les observait avec une impatience manifeste. Sally supposa à juste titre qu’il s’agissait du Chasseur.
Soudain, le Chasseur en eut assez de leurs efforts dérisoires. Il s’approcha à grands pas, arracha sa hache à un de ses hommes et attaqua rageusement la grille. Le choc répété de la lame sur l’acier résonna à travers l’espace, jusqu’à la taverne. Pour finir, la grille massacrée fut jetée de côté et un des hommes s’introduisit dans le conduit afin d’en déloger les ordures. Un projecteur fut braqué sur la sortie du tunnel et la meute se rassembla autour. Sally voyait briller leurs pistolets dans la lumière aveuglante. Le cœur au bord des lèvres, elle attendit qu’ils découvrent que leurs proies s’étaient enfuies.
Ce ne fut pas long.
L’homme émergea bientôt du vide-ordures, débraillé et hirsute. Le Chasseur l’empoigna au collet, visiblement furieux, le secoua tel un prunier et l’écarta sans ménagement, l’envoyant rouler au pied du tas de détritus. Il s’accroupit alors et scruta l’intérieur du conduit comme pour se convaincre qu’il était bien vide. Puis il fit signe au plus petit du groupe de s’y glisser. Comme l’homme hésitait, il le poussa dedans et posta deux gardes armés à l’entrée.
Le Chasseur se dirigea lentement vers la limite du dépotoir afin d’apaiser la colère qui l’avait saisi en apprenant que sa proie lui avait échappé. La frêle silhouette d’un tout jeune garçon le suivait à bonne distance.
Si le garçon portait la robe verte ordinaire d’un apprenti magicien, l’écharpe rouge qui ceignait sa taille était ornée de trois étoiles noires - l’emblème de DomDaniel.
Muré dans son silence, le Chasseur n’était pas conscient de la présence de l’apprenti. Cet homme trapu, solidement bâti, avait les cheveux coupés ras, selon l’usage de la Garde, et un visage hâlé, marqué par de longues années passées au grand air à traquer et chasser le gibier humain. Il portait la tunique vert sombre, la courte cape et les bottes de cuir brun propres à sa fonction, ainsi qu’une large ceinture en cuir d’où pendaient la gaine d’un couteau et une bourse.
Un sourire sinistre abaissa les coins de sa bouche mince et énergique tandis qu’il plissait les yeux pour surveiller les alentours. Ainsi, sa proie lui donnait du fil à retordre ? Très bien. Il n’aimait rien autant que le sport. Il avait gravi un à un les échelons de la hiérarchie avant d’atteindre son but. Il était un Chasseur, le meilleur de la meute, et cela faisait des années qu’il attendait ce moment. Cette fois, il pourchassait non seulement la magicienne extraordinaire, mais aussi la princesse, l’héritière du trône - rien que ça ! Son excitation était à la mesure des espoirs qu’il plaçait dans cette nuit. D’abord, repérer la proie, puis la traquer, l’acculer et enfin l’abattre... Un jeu d’enfant. Son sourire s’élargit, dévoilant de petites dents pointues qui étincelaient au clair de lune.
Il tourna ses pensées vers la partie de chasse qui l’attendait. Quelque chose lui disait que les oiseaux s’étaient envolés du tunnel, mais pour être efficace, il ne devait négliger aucune piste. Le garde qu’il avait désigné pour explorer le conduit avait reçu l’ordre de remonter celui-ci et de vérifier toutes les issues jusqu’à la tour du Magicien. La difficulté de cette mission ne le troublait pas le moins du monde : le garde en question était une quantité négligeable qu’il pouvait aisément sacrifier. Il ferait son devoir ou mourait en tentant d’accomplir celui-ci. À ses débuts, il était lui-même une quantité négligeable, mais il avait fait en sorte que cela ne dure pas. A présent, pensa-t-il avec un frisson d’impatience, il devait retrouver la piste des fugitifs.
Toutefois, le dépotoir offrait peu d’indices, même pour un traqueur aussi expert que lui. La chaleur produite par la décomposition des ordures avait fait fondre la neige et l’activité constante des rats et des mouettes avait déjà effacé toutes les traces. Qu’à cela ne tienne. Il avait d’autres moyens à sa disposition.
Profitant de la position avantageuse que lui offrait le dépotoir, le Chasseur cligna des yeux et promena ses regards sur le paysage éclairé par la lune. Derrière lui se dressaient les murailles sombres et abruptes du Château dont les créneaux se découpaient nettement sur le ciel glacé et rempli d’étoiles. Devant lui s’étendaient les terres riches et vallonnées qui bordaient l’autre côté de la rivière et au loin, sur l’horizon, il distinguait les crêtes dentelées des montagnes Frontalières. Il considéra longuement la plaine enneigée sans rien remarquer d’intéressant. Il reporta alors son attention sur les environs immédiats du dépotoir. La rivière décrivait une grande courbe à cet endroit. En suivant le fil de l’eau, son regard survola la berge qui s’incurvait juste au-dessous de lui, dépassa la taverne perchée sur le ponton qui oscillait doucement au gré de la marée, le quai et ses bateaux amarrés pour la nuit, puis longea la rivière jusqu’à l’endroit où elle disparaissait derrière le rocher du Corbeau, un affleurement escarpé surplombant les flots.
Il tendit l’oreille, à l’affût du moindre écho, mais la neige étouffait tous les sons. Il scruta la rivière, cherchant des indices - une ombre sous les berges, un oiseau effarouché, un clapotis révélateur -, sans plus de succès. Rien... Tout était étrangement calme et silencieux. Les eaux sombres serpentaient à travers le paysage enneigé qui miroitait au clair de lune. Les conditions idéales pour chasser, songea-t-il.
Tous ses sens en alerte, le Chasseur attendait un signe.
Il observait et attendait...
Soudain, quelque chose attira son attention. Un visage livide derrière une des vitres de la taverne. Le visage apeuré de quelqu’un qui savait. Le Chasseur sourit. C’était le signe qu’il espérait. Il était à nouveau sur la bonne piste.